Les technomades vivent et lisent léger

Nous dirigeons-nous vers une technoculture du prêt, du partage, du streaming?

Trop d’objets autour de nous, trop de bruit dans notre champ visuel, dans nos agrégateurs, dans nos résultats de recherche, trop de super-butinage (power-browsing), trop consommer, accumuler, remplir, excéder, évaluer, élaguer, se débarrasser, recycler-réduire-réutiliser, ouvrir la fenêtre, pas quinze fenêtres, respirer, relaxer, se vider l’esprit. C’est le printemps et une saison nouvelle qui s’annonce aux teintes discrètes (chromophobes?) du néominimalisme.

After the bacchanal of post-modernism, the time has again come for neo-minimalism, neo-ascetism, neo-denial and sublime poverty. » (Juhani Pallasmaa, cité dans Wikipédia)

ou encore:

By definition, « neo-minimalists » don’t have an overabundance of things in their lives. But one thing they tend to have more and more of these days is visibility. Recently, The New York Times talked to some people participating in the 100 Thing Challenge about how it has affected their lives; The BBC looked into the « Cult of Less; » and here on Boing Boing, Mark has beengetting down to the nitty-gritty of what the « lifestyle hack » involves. The common thread here is a growing number of people are realizing that our mountains of physical stuff are actually cluttering up more than just our houses. »

Cet extrait provient d’un article publié sur Boing Boing (traduit dans Le Courrier International), dans lequel Sean Bonner explore la dématérialisation ou la décroissance matérielle comme une possibilité issue des technologies actuelles et qui nous permet de reconsidérer nos interactions avec le monde et les autres en favorisant l’expérience plutôt que la consommation. À Toronto, le même auteur a aussi animé une présentation sur le courant des technomades.

D’autres journalistes, comme Ramon Munez d’El Païs ont, dans la même perspective, élaboré l’idée que la propriété est un fardeau et que l’avenir de la consommation de la culture n’est plus lié à la propriété mais à l’usage de circonstance par le prêt, le partage, le streaming:

Après avoir été pendant trois siècles la valeur suprême de la civilisation occidentale, la propriété cesse d’être à la mode. Ne vous y trompez pas : il ne s’agit pas d’un retour du communisme ou d’une vague de ferveur qui nous ramènerait au détachement matériel des premières communautés chrétiennes. Ce sont le capitalisme lui-même, son incitation permanente à consommer et les technologies liées à Internet qui viennent bousculer des habitudes que l’on croyait bien enracinées. A quoi bon posséder des biens, les stocker, les entretenir, les protéger des voleurs, lorsqu’on dispose d’une offre illimitée de produits et de services accessibles en quelques clics ou moyennant la signature d’un contrat de location ?

Si cette tendance ne se limite pas au numérique, c’est sur Internet que la révolution est le plus avancée. Le téléchargement de contenus cède du terrain au streaming [diffusion en continu], c’est-à-dire à la reproduction instantanée de musique et de vidéos sans qu’il soit besoin de les conserver sur le disque dur de l’ordinateur. Des milliers de sites, légaux et illégaux, proposent un catalogue illimité de logiciels, films, morceaux de musique et jeux vidéo. Le succès du site de musique suédois Spotify ou du portail espagnol de séries télévisées Seriesyonkis vient bousculer les habitudes des consommateurs.

YouTube, le célèbre portail de vidéos en ligne de Google, est le symbole de la révolution en marche. Ses chiffres laissent pantois. Sur toutes les vidéos regardées chaque mois aux Etats-Unis, 43 % (14,63 milliards) sont diffusées par YouTube, selon la société d’études de marché comScore. YouTube est suivi de près par Hulu, un site de streaming qui propose gratuitement des films et des séries télévisées. Avec 1,2 milliard de vidéos regardées, Hulu dépasse non seulement des monstres d’Internet comme Yahoo! ou Microsoft, mais aussi les portails de chaînes et de studios comme Viacom, CBS ou Fox.

D’après une étude sur le paysage audiovisuel espagnol réalisée en 2010 pour le compte de l’opérateur Telefónica et de la chaîne de télévision privée Antena, 3, 30 % des internautes espagnols déclarent télécharger moins de fichiers, tandis que la moitié d’entre eux assurent que le streaming est leur manière habituelle de consommer des contenus audiovisuels sur Internet.“On constate un essor du streaming depuis au moins le printemps 2009”, assure Felipe Romero, l’un des auteurs de l’étude. “A court terme, les deux méthodes – téléchargement etstreaming – vont coexister, mais il est clair que la seconde va prendre de plus en plus d’ampleur.”

Sur le blogue Agnostic, May Be, on mentionne également cet article qui témoigne de l’émergence de la culture du partage dans le Time:

[T]he ownership society was rotting from the inside out. Its demise began with Napster. The digitalization of music and the ability to share it made owning CDs superfluous. Then Napsterization spread to nearly all other media, and by 2008 the financial architecture that had been built to support all that ownership — the subprime mortgages and the credit-default swaps — had collapsed on top of us. Ownership hadn’t made the U.S. vital; it had just about ruined the country.

L’étape suivante franchie par le blogueur, Andy Woodworth (incidemment élu dans le palmarès 2010 des Shakers and Movers)  m’intéresse tout particulièrement. Il fait l’hypothèse qu’en ce moment l’attrait pour les bibliothèques reposerait peut-être moins sur la récession économique que sur l’accroissement du nombre de gens qui préfèrent emprunter plutôt que posséder.

L’émergence de cette culture suggère des possibilités et des tendances sur lesquelles les bibliothèques pourraient largement capitaliser, dit-il. Comment ? Pas seulement en incarnant elles-mêmes les instances équipées pour prêter des documents à partir de leurs collections mais peut-être surtout en se positionnant  comme des facilitateurs, ou des médiateurs, capables de négocier et de supporter les citoyens en vue d’accéder aux ressources disponibles dans la déferlante du web.

Mais la question la plus évidente est la suivante : est-ce que les bibliothèques seront en mesure de profiter de l’apparition de cette société du prêt et du partage? Elles apparaissent elles-mêmes souvent éreintées par les résistances, trop déboussolées pour servir de guide à qui ce soit, sans vision, sans plan pour penser la culture numérique au-delà de cet effort qui les amène à prononcer et à servir à toutes les sauces, le mot magique de la « bibliothèque numérique ».

6 réponses à « Les technomades vivent et lisent léger »

  1. Pour ce qui est de l’ordre du numérique – et non du tangible – je ne crois pas en l’idée de l’appartion d’une société du prêt. Comme le démontre Ramon Munez, la consommation de la culture a basculé à l’age de l’accès, du streaming, du partage. De la possession à l’usage. Les notions d’exemplaire, de propriété – avec DRM bien souvent – volent en éclat et rend de fait totalement obsolète l’idée du prêt – je suis d’ailleurs surpris que tu associes cette notion au propos de Munez

    J’ai la conviction que la bibliothèque numérique sera tout sauf une bibliothèque de prêt. Mais plutôt une bibliothèque favorisant et valorisant les accès illimités à des contenus, du type publie.net. Sans parler d’une offre de contenus à forte valeur ajoutée et éditorialisée produits par les bibliothécaires.

    La pertinence du prêt dans les murs de la bibliothèques, n’est pas à démontrer.

  2. Un belle article visionnaire 🙂

  3. « Things you own end up owning you » Tyler Durden, 1999 (quelques siècles après les philosophes antiques). Content de voir qu’on redécouvre l’eau chaude – pardon, l’épicurisme.

    Chouette billet. Je suis presque convaincu que la dématérialisation est l’avenir, pour des raisons à la fois environnementales et pratiques. Mais en l’état j’ai quand même quelques résistances sur la pertinence de ce mouvement.

    Quel intérêt aujourd’hui, quel impact sur la société de consommation / possession d’avoir des appareils multi-fonctions si ceux -ci sont remplacés tous les ans au gré des caprices des constructeurs et avec l’assentiment bêta des consommateurs ? (cf Ipad1 et 2, plans de renouvellement des téléphones tous les 18 mois etc)

    Ce qui me plaît encore dans l’achat de DVDs, livres, cds, c’est justement de pouvoir les faire circuler à mes proches et éventuellement, plus tard, les transmettre comme un legs. Ce qui est à moi est à moi pour de bon, et éventuellement transférable / prêtable selon ma volonté. Ce qui n’est pas réellement le cas aujourd’hui avec les DRM et les comptes associés à une personne – un numéro de carte bleue.

    On fond, on assisterait à une réaffirmation du capitalisme et de l’individualisme pur et dur : si je loue je ne fais que consommer en permanence sans que rien ne m’appartienne pour de bon, et je ne peux donc prêter ma location à un ami condamné à acheter. Si j’achète, tout s’effacera en même temps que ma mort et la suppression de mon compte bancaire. L’éphémère (« favoriser l’expérience » comme vous dites) c’est l’apanage du capitalisme, d’un désir sans cesse renouvelé, et en dehors des ayant droits de ma carte VISA, point de salut. Voir aussi le Xbox live de Microsoft, qui favorise les « expériences » de jeu à « multijoueurs » en réseau (et autant d’abonnements payants + achats de jeux + achats de consoles) au détriment des jeux où on peut jouer sur un même poste avec plusieurs manettes.

    Sans compter tous les problèmes de partage des revenus générés par ces nouveaux modes de consommation.

    J’y croirai complétement quand on m’assurera que mes MP3, mes avi, e-books, jeux et comptes illimités, tous réunis dans un disque dur ou une tablette, me survivront, et surtout serviront à d’autres.

    Pour ce qui est des réflexions sur les bibliothèques, je rejoins complétement Lionel Dujol.

  4. Le « digital native » que je suis (enfin, il paraît) se reconnaît assez bien dans ce portrait. La majorité de mes amis pensent tout comme moi que les objets qu’on possède sont autant de boulet à traîner. Socialement, je rapprocherais assez volontiers cette tendance de la précarisation totale du travail : quel intérêt aurais-je à accumuler des objets, qu’ils soient culturels (livres, DVDs, CDs) ou simplement pratiques (meubles, électro-ménager) alors que je suis susceptible de changer de ville, voire de pays à tout moment pour suivre un nouveau job ? La propriété immobilière étant pour la plupart un rêve quasi-inaccessible, pourquoi remplir un appartement d’objets qui seront autant de fardeaux à se traîner lors du prochain déménagement ?

    Du coup, en ce qui me concerne, j’ai récemment déménagé avec un sac de sport rempli de fringues, une sacoche d’ordinateur et un instrument de musique. Point. La totalité de mes possessions terrestres tient dans une chambre de 6m². Ma musique est dématérialisée (j’utilise Spotify), les séries et films se regardent en streaming ; l’essentiel de mes biens culturels sont dans le réseau, disponibles partout où je peux accéder à Internet (y compris Internet mobile).

    La seule exception, en ce qui me concerne, ce sont les livres ; mon vieux fétichisme pour le papier, combiné avec des goûts littéraires qui s’accommodent mal des bibliothèques municipales, font que ma bibliothèque est assez bien remplie. Elle est actuellement répartie entre quatre appartements que j’ai occupé un jour où l’autre, et un jour viendra où il faudra que je m’en occupe, peut-être en en faisant don à une bibliothèque, qui sait.

    @Jeremy : la notion d’héritage est certes importante, mais elle repose sur une idée physicalité des biens culturels qui me paraît devoir, à terme, disparaître. Si toute la musique du monde est disponible de façon illimitée pour 10€ par mois, et bien il suffira à mes enfants de récupérer mes playlists pour avoir accès à mes goûts musicaux. Aucune nécessité ici de leur laisser un volume important de morceaux de plastiques gravés au laser. Même chose pour les jeux, les livres, etc. Dans un monde où tout contenu culturel est disponible partout et à tout moment pour un prix fixe, la vraie richesse n’est pas dans l’accumulation d’objets, mais dans la sélection (« curation », pour utiliser un terme à la mode).

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