Le bibliothécaire de soi, le document d’une vie

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Il y a le film de science-fiction réalisé par Paul Verhoeven en 1990 et tiré d’un récit de Philip K. Dick : We Can Remember It for You Wholesale.   Mais je veux parler de ce livre qui s’appelle Total Recall, celui qui est écrit par Gordon Bell et Jim Gemell, préfacé par  Bill Gates avec cette phrase accrocheuse : « Imaginez votre vie accessible en un clic » – bien que ce ne soit pas non plus mon sujet principal.

Ni science, ni fiction, cet essai raconte le projet d’une équipe autour de Gordon Bell qui cherche à réunir les conditions technologiques de la documentation totale, un guide pour la survie numérique de soi. La mémoire humaine est si défaillante. Et, nous sommes devenus des êtres numériques qui pratiquons avec une relative facilité,  parfois même avec entrain, l’enregistrement de nos existences. Notre mémoire est défaillante et si Facebook alimente la culture du lifelogging, le réseau social n’est pas une solution, c’est-à-dire, un système adéquat pour stocker, organiser l’ensemble de nos activités, photos, messages, productions en tout genre afin qu’ils soient durables et repérables. Le programme de recherche MyLifeBits de Gordon et cie vise à constituer une série d’applications associées à une base de données pour le stockage des e-souvenirs.

Les avantages d’aménager cette collection de soi ? Les auteurs voient en ce produit un potentiel énorme pour améliorer l’expérience humaine en matière de santé, d’éducation, de productivité et…pour la postérité, pour une certaine conquête de l’immortalité.

Cette prédiction qui porte sur des aspects technologiques et sur les affaires humaines est assez triviale : oui, bien sûr, à mesure que les outils d’enregistrement (image, vidéo, sonore, textuel, web) deviennent plus économiques, légers, conviviaux, accessibles, l’être culturel saisit les opportunités qui s’offrent à lui de fixer les événements et la représentation des personnes qui l’entourent sur un support. Il en est ainsi depuis toujours. Désormais, cette condition qui nous dispose à consigner les traces des choses nous reliant au monde pour en témoigner immédiatement ou à travers le temps s’intensifie et s’accélère pour atteindre des proportions qui donnent à penser que nous participerons bientôt à l’âge de la documentation totale.

Au-delà de cette prédiction si prévisible, Total Recall apparaît néanmoins comme un long infomercial, c’est-à-dire, un argument de vente prolongé au sujet d’un système de gestion intégré des e-souvenirs que l’on est en voie de développer. Par ailleurs, les auteurs ont tendance à traiter avec une certaine légèreté les risques, provenant des organisations privées ou des gouvernements malveillants, associés à l’hyperdocumentation.

Mais le phénomène entourant l’âge de la documentation totale n’est pas sans intérêt et suggère d’autres retombées plus philosophiques qui sont au moins aussi enrichissantes que les promesses de la productivité décuplée que les auteurs font maladroitement miroiter.  Comment construirons-nous notre identité d’être-tant-que-documents ? Qu’adviendra-t-il des liens que nous entretenons avec nous-mêmes, les autres et le monde dans un contexte d’hyperdocumentation? On peut déjà spéculer que notre relation à la vérité et au sens pourrait être substantiellement transformée.

1. Plus de vérité-correspondance. En disposant d’une masse critique de documents et de témoignages, il s’avérera plus facile de valider les données et les faits de l’existence en termes de vérité-correspondance. On sait que la mémoire est très imparfaite même pour les événements les plus significatifs. Récemment dans un essai, Being wrong : Adventures in the Margin of Error, on rapportait que, suivant diverses études, là où l’on aurait tendance à penser que la mémoire fonctionne bien au moins dans le contexte d’événements marquants (par exemple, que faisiez-vous le 11 septembre 2001?), ce n’est pas le cas! Les erreurs sont aussi répandus dans les compte-rendus de ces situations extrêmes que pour les événements ordinaires. Or, l’hyperdocumentation pourrait contribuer à compenser ces défaillances. On peut imaginer que, pour la plupart des événements, nous serions en mesure de corriger les errances de la mémoire par le biais des traces consignées et de proposer des évidences permettant de témoigner de ce qui s’est passé en établissant la correspondance entre des propositions et des faits. (C’est dans cet esprit, à certains égards, que j’ai documenté ce weekend l’inondation que mes parents, riverains du Richelieu, ont subi – à travers les yeux de mon fils – dans le diaporama ci-haut).

2. Plus de vérité-cohérence. L’ampleur des projets documentaires contribuerait à l’exercice de la vérité-cohérence. Les documents pourraient éventuellement être attachés les uns aux autres et former une cohérence locale. De près, on ne verrait rien, mais le nombre de ces traces liées ensemble nous permettrait de discerner, en reculant, une vaste structure complexe, organisée, avec son harmonie comme une grande courte-pointe révélant ses règles de collage. Cette cohérence interne pourrait être comparée à des narrations plus larges et mise à l’épreuve en vue de vérifier la cohérence externe et globale de la trame de notre monde en lien avec les autres mondes.

3. Plus d’objectivité par l’intersubjectivité. Comme ces documents seraient sociaux dans une large mesure, partagés et commentés à l’échelle des réseaux, leur justesse et leur objectivité, si il y a lieu de poser la question, seraient régulées par les propositions des différents sujets, c’est-à-dire dans un cadre intersubjectif. Cette épistémologie serait comparable à l’exercice publique et démocratique auquel les historiens d’art se livrent pour confronter et valider les interprétations des tableaux, par exemple.

4. Plus de fiction. Plus de vérité mais pas moins de fiction car les documents, textuels, photographiques etc., sont aussi de grands trompeurs : ils constituent des constructions élaborées de la représentation de la réalité. Les événements dont nous serions les témoins et que nous investirions de sens deviendraient seulement des récits plus complexes, plus raffinées, plus sophistiqués que ceux du passé, porteurs d’autant de fictions.

Ainsi, dans mon diaporama, j’ai sélectionné, c’est-à-dire exclu, des perspectives, certains plans, certains acteurs, le noir et blanc vs la couleur. J’ai commencé le récit par cet image de mon père tout au bout de le rue qui nous accueillait alors que nous avancions lentement en voiture sans être sûrs que ça passerait. Il avait de l’eau jusqu’au genou, mais il se tenait au loin, bien droit, solide et fort, défiant les éléments. Mais, je n’ai pas retenu ce moment où mon père a doucement pris ma mère dans ses bras alors qu’elle s’effondrait un peu en racontant que « ça a été pire que le verglas » même si ça donnait un contre-jour…très beau mais…triste. Sans trop m’en rendre compte j’ai construit un récit de vainqueurs, peut-être dans le but que mes enfants apprennent, en refermant le livre de l’inondation, à faire face au mauvais sort avec un courage pareil.

5. Plus de bibliothèques et de bibliothécaires. Contrairement à ce qui est suggéré dans Total Recall et qui veut qu’on puisse tout faire avec Internet et quelques bases de données, on ne devrait pas congédier si vite les bibliothécaires. Cette révolution technologique pourrait requérir que les institutions de mémoire prennent en charge les documents privés, les collections vivantes, les contenus créés par les individus et leurs communautés. Probablement que le concept de patrimoine s’en trouvera bousculé. Mais, je crois que ces documents, ces collections et ce patrimoine citoyen appartiennent à l’identité collective et au bien commun : leur sauvegarde devrait être assurée par les bibliothèques suivant les connaissances, une certaine tradition, les standards, l’art des métadonnées et les riches pratiques des milieux de la documentation. Les enjeux touchant la fracture numérique de la mémoire, et plus seulement la question de sa fragmentation, deviendront préoccupants : qui aura les moyens d’une postérité des marqueurs de sa présence?

Il se pourrait que dépourvu de cette science de la mémoire, on se trouve quelque peu égaré et on pourrait bien avoir besoin de ce bibliothécaire de soi pour réussir (le document de) sa vie.

Organiser, indexer, stocker, sauvegarder c’est un labeur prodigieux, titanesque : comment le faire pour nos archives, nos photos, nos textes, nos statuts, nos récits, notre livre à soi ? Il se pourrait que dépourvu de cette science de la mémoire, on se trouve quelque peu égaré et on pourrait bien avoir besoin de ce bibliothécaire de soi pour réussir (le document de) sa vie. Et alors, comme on aura participé à la génération des contenus, on devrait participer à ce processus de gestion et d’archivage de nos productions tout en prenant la décision d’entrer vivant dans les collections de sa bibliothèque publique.

Par ailleurs, ce choix consistant à s’adresser à la bibliothèque publique n’est pas neutre : on ne peut confier le récit d’une vie à des intérêts commerciaux. Enfin, les bibliothécaires sont soumis à un code déontologique qui les contraints de préserver la confidentialité des renseignements personnels.

Les bibliothécaires pourraient être promis à un grand avenir comme complices de notre vie en documents, comme artisans d’un contexte et d’un sens pour nous et ceux qui nous succéderont, comme gardiens de la mémoire de notre projet numérique.

Et, il nous faudra apprendre à se représenter ainsi : nous, les livres…

4 réponses à « Le bibliothécaire de soi, le document d’une vie »

  1. […] AccueilÀ propos Bibliomancienne « Le bibliothécaire de soi, le document d’une vie […]

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  3. […] années à venir. Dans la perspective de ce dossier sur le futur, j’avais commencé à défricher des idées sur ce blogue – qui me sert souvent à faire des esquisses, tester des intuitions, aller un peu au-delà de […]

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